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Nous nous promenions dans ce grand salon, en silence comme dans une église ; nous entendions nos pas sur les parquets, qui sont de vieux chêne. Emmanuel m’expliquait tout bas ce que nous voyions ; il me disait le nom des peintres, et je pensais : « Quels génies !… quelles idées grandioses ils avaient, et comme ils les peignaient vivantes !… »

Je me rappelle que, dans ce salon, l’empereur Napoléon, à cheval, en hiver, au milieu de la neige, du sang et des morts, levait les yeux au ciel. Rien que de le voir, on avait froid.

C’est une des choses qui me sont restées. Mais ces terribles tableaux, qui sont faits pour donner aux hommes l’épouvante de la guerre, me plaisaient beaucoup moins que les champs, les prés, les bœufs, les petites maisons où l’on buvait à l’ombre devant la porte. On voyait que c’étaient tous d’honnêtes gens, et cela vous réjouissait le cœur ; ou aurait voulu se mettre avec eux.

La représentation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de la sainte Vierge, des apôtres, des saintes femmes et des anges, avec tous les chagrins qu’ils ont eus, les injustices d’Hérode et de Ponce-Pilate, vous rendaient trop triste. Enfin chacun trouve là ce qui lui plaît ; chacun peut se rendre triste ou joyeux, selon ce qu’il regarde.

Après le grand salon carré, nous entrâmes dans une autre salle, longue d’au moins un quart de lieue, et puis encore dans une autre ; cela n’en finissait plus. Emmanuel me parlait ! mais tant de choses me troublaient l’esprit ! Et comme il venait toujours plus de monde, tout à coup il me dit :

« Écoute, Jean-Pierre, c’est l’heure du déjeuner. »

Nous eûmes encore un bon quart d’heure pour remonter les salles, et, si vous voulez savoir la vérité, je fus bien content d’être dehors, au grand air. C’était trop à la fois. Et puis j’avais faim, j’étais pressé de m’asseoir devant autre chose que devant des peintures.

Nous n’étions pas loin du Palais-Royal, où nous arrivâmes en gagnant la rue Saint-Honoré. Nous revîmes, en passant, la galerie d’Orléans, le jardin, les jets d’eau, les arcades ; mais ce qui me réjouit le plus, ce fut d’apercevoir l’écriteau de Tavernier, qu’Emmanuel me montra dans l’intérieur d’une de ces arcades.

Nous montâmes, et, malgré le bon dîner que nous avions fait chez Ober, je reconnus pourtant une grande différence. C’était là véritablement un restaurant parisien, bien éclairé, riche en dorures ; les petites tables couvertes de nappes blanches à la file entre les hautes fenêtres, les