Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 3.djvu/79

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je lui demandai s’il avait des nouvelles du pays ; mais il se moquait bien du pays, et disait :

« C’est un trou… ça ne vaut pas seulement la peine qu’on en parle…

— Mais ton père et ta mère ?

— Je pense qu’ils sont encore vivants. Depuis deux ans je n’ai pas eu de lettre d’eux.

— Et toi, tu ne leur as pas écrit ?

— Si, je leur ai demandé deux ou trois fois de l’argent ; ils ne me répondent jamais… ça fait que je me moque d’eux. — À ta santé, Jean-Pierre ! »

Il finissait toujours par la : « À ta santé, Jean-Pierre ! »

Une chose qui me revient, c’est que je lui parlai de la réforme et qu’il me dit :

« Oui, c’est de la politique, et ceux qui se mêlent de politique, gare à eux ! Tu sauras que chez les armuriers tous les fusils sont démontés ; il manque aux uns la batterie, aux autres la cheminée ; de sorte que ceux qui voudront faire de la politique, s’ils pillent les fusils, ne pourront pas tirer. Le sergent m’a dit ça ! Il m’a aussi raconté qu’on mêle dans le nombre de ceux qui veulent faire de la politique des gaillards solides, bien habillés, comme des propriétaires, — qui passent même pour les plus enragés, — et qui portent de gros bâtons plombés avec lesquels ils assomment leurs camarades. Ces gens se reconnaissent tous par des signes. Ils arrêtent les autres et se mettent toujours trois ou quatre contre un. Avec ça, la troupe arrive et balaye le restant de la canaille. Ainsi, ne te laisse pas entraîner dans la politique. C’est un bon camarade qui te prévient… Prends garde !

— Je te crois, lui dis-je, et je n’ai pas envie de m’en mêler. »

Comme alors le carafon était vide, Materne se rappela qu’il devait répondre à l’appel et que Vincennes était à plus d’une lieue. Il se leva, boucla, son ceinturon ; je lui serrai la main, et pendant qu’il s’éloignait en traversant le pont, je payai l’eau-de-vie et la bière. Ensuite je rentrai bien content de l’avoir vu, mais tout de même étonné de ce qu’il m’avait dit sur les gueux chargés d’assommer leurs camarades.

erckmann-chatrian.