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LES ARBRES DU LUXEMBOURG
par victor de laprade

Encore un vol fait au printemps,
Un nid qu’on ôte à la pensée !
Du livre cher à nos vingt ans
Encore une page effacée !

Tombez avec nos dieux proscrits,
Avec notre histoire en décombres ;
Allez rejoindre, arbres chéris,
Les rêves éclos sous vos ombres !

Allez où vont nos libertés,
Allez où va notre jeunesse !
Des grands souvenirs dévastés
Que pas une fleur ne renaisse !

Tombez sous le fatal niveau
Qui fait ployer hommes et choses,
L’altière cité de l’oiseau
Et le front superbe des roses.

Ce jardin, il était à vous,
Penseurs, amoureux et poëtes !
Jeunes sages et jeunes fous,
C’est là que vous aviez vos fêtes.

Dans ce labyrinthe charmant,
Loin des bruits de la multitude,
Sans troubler son recueillement
Le plaisir coudoyait l’étude.

Ils s’ébattaient, là, par milliers,
Les fils sur les pas des ancêtres,
Maîtres se faisant écoliers,
Écoliers qui seront des maîtres.

Qui de nous en tes frais détours,
Verte et discrète pépinière,
N’a conduit ses graves discours
Ou son idylle printanière ?

Autour de ces ruches à miel,
Pauvres abeilles qu’on supprime,
Vous alliez cueillir en plein ciel,
L’une un baiser, l’autre une rime.

Dès qu’avril glissait un rayon,
Tous venaient, joyeux ou sévères,
Roulant sous leurs doigts le crayon
Ou le bouquet de primevères.

Là, sans craindre un passant moqueur,
À l’air libre on se sentait vivre ;
On feuilletait un jeune cœur,
On s’absorbait dans un vieux livre.

Qu’ils ont entendu, ces-buissons,
De franches voix — souvent les mêmes —
Fredonner toutes les chansons
Et discuter tous les problèmes !

Laissez cette terre à l’esprit,
Ce sol aux divins labourages !
Quel grand livre ne fut écrit
Ou commenté sous ces ombrages ?

Dans ce champ qu’on veut lui ravir
La muse, au moins, était chez elle ;
Nous venions là pour mieux ouïr
Ou parler sa langue immortelle.