Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 4.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Et quelle est la raison qui t’a décidé tout à coup ?

— Rien. Seulement je ne puis pas faire autrement.

— Pourquoi ça ? dit Lingart.

— Ah ! ceci, répliqua Sterny, ne peut pas plus se prouver que deux et deux font quatre.

— Cependant vous vous l’êtes prouvé à vous-même, puisque vous en doutiez.

— Ah çà ! dit Sterny, vous devenez horriblement ennuyeux, Lingart, avec votre manie de dissertation.

— Il s’exerce pour la Chambre des députés, » dit Marinet.

Lingart, qui venait de dépenser trente mille francs pour avoir trois voix, se mordit les lèvres et fit semblant de hausser les épaules, et l’on se mit à plaindre Sterny, qui se laissa faire de la meilleure grâce du monde et sans trop écouter tant qu’il ne s’agit que de lui. Mais il arriva que la conversation se promenant au hasard sur les occupations journalières de ces messieurs, on parla d’une petite fille qui s’était montrée la veille dans les coulisses de l’Opéra, et que l’on avait proclamée délicieuse.

De là on entra dans tous les détails de cette jeune beauté que Sterny avait lui-même fort applaudie ; et, par un retour assez ordinaire sur ses souvenirs, il se trouva que cet éloge tourna tout au profit de Lise : qu’admirait-on, en effet, à côté de cette parfaite beauté ? un visage à peu près joli, des mains à peu près élégantes, une tournure faite, un pied cruellement emmaillotté pour paraître petit, tandis que chez Lise tout était vraiment parfait, sincèrement beau. La plumassière devenait à chaque instant plus charmante dans l’esprit de Léonce, et par une autre coïncidence il se prit à se repentir des idées vagues de séduction qu’il avait eues contre elle ; car le lion artistique Aymar s’écria au milieu de la conversation : « Ah çà ! Lingart, j’espère que vous laisserez cette petite fille tranquille ?

Oui, dit le gros beau, oui, jusques après ses débuts. »

Ceci prit sans doute dans la physionomie de Lingart un sens très-particulier, car Sterny en éprouva un mouvement de dégoût. Il nous serait difficile d’expliquer le mystère de cette phrase ; mais Léonce réfléchit que s’il trouvait odieux qu’on remît la perte d’une fille de théâtre à un temps marqué d’avance pour qu’elle valût mieux la peine d’être perdue, il était bien autrement coupable, lui, de méditer celle d’une enfant qui au moins ne bravait pas le danger. Mais il arriva à Léonce ce qui arrive aux gens qui ont la conscience facile : il se persuada si bien