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106 GAZETTE DES BEAUX-ARTS La plupart de ces peintres sont morts; les quelques survivants prospèrent dans la paix la plus bourgeoise, vendant bien leurs toiles et ne connaissant plus ni la lutte, ni la persécution. Peut-être la re¬ grettent-ils. C'était le bon temps, le temps héroïque, le temps des longs cheveux, du chapeau mou et du velours à côtes, de la bonne camaraderie outrancière, des paradoxes et de .l'enthousiasme. C’est ici vraiment que le bourgeois de cinquante ans, devenu, comme je disais, une postérité, songé et se souvient, et s’étonne. U va et vient dans cette petite salle du Luxembourg. Il voit les rares, fines et intelligentes peintures de M. Degas; il voit de robustes étu¬ des de Manet, assez grossières dans leur conception, mais exécutées d’une main comme personne peut-être n’en eut jamais. Puis ce sont d’excellents paysages de Sislcy, de Camille Pissarro, bien sincères, bien français et que l’avenir assurément mettra en bonne place dans les œuvres de notre école nationale. C’est Renoir, peintre de la grâce féminine, dont l’œuvre exquise La Pensée revit ici dans la gravure subtile de M. Lequeux. C’est Fantin-Latour, observateur attentif^ peintre grave, triste et charmant \ Que dire? ce sont de bons ta¬ bleaux, dignes des belles collections auxquelles ils appartiennent. Faut-il ajouter plus? Ce sont des tableaux, comme on dit, classés, cotés sur le marché, des tableaux chers, ce qui n’a rien à voir avec l’art, mais peut bien être noté comme fait et renseignement. En face de ce fait pacifique, mettons nos souvenirs belliqueux. D’un mot je résume le contraste : les tableaux anarchistes de ma jeunesse sont devenus des tableaux centre-gauche. C’est de ce fait singulier que je voudrais tenter une rapide explication. Il est un mot, ou plutôt une métaphore de la langue française qui a joué dans ces matières un rôle important. Les bons peintres dont nous parlons ont passé longtemps pour être des peintres « avancés ». La métaphore, je pense, est empruntée à l’art militaire : qui dit un « avancé » dit un audacieux, un téméraire qui, dépassant les lignes de son armée, s'avance en pointe extrême d’avant-garde, jusques à l’ennemi. L’ennemi, aux jours dont je parle, c’était le bourgeois lui- même, le a pompier » ou l’« épicier », ou... comme il vous plaira encore de l’appeler. Il se sentait menacé par Manet, par Monet, par Pissarro et même par Fantin-Latour, etil avait le froid de leur fer sur la poitrine. Or, aujourd’hui nous ne sentons plus ce froid : pourquoi? 1. On voudra bien remarquer que, ces réflexions portant uniquement sur les peintres dits impressionnistes,il n'y a pas eu lieu de parler de plusieurs excellents peintres également représentés dans la récente exposition.