Page:Gazette des Beaux-Arts, vol 32 - 1904.djvu/137

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moine saint Étienne, au visage si viril, si noble, si vivant, quelque religieux lettré de Marmoutiers ou de Saint-Martin, ami du peintre ou du financier, présentant ce dernier à la Vierge[1]. La cérémonie a lieu dans le logis princier de Chevalier, devant ces lambris de marbres polychromes, à la mode italienne, qu’on reverra au frontispice du livre d’Heures et chez le chancelier Jouvenel des Ursins.

Fouquet ne sait pas, ne veut pas séparer les gens de leur milieu ; c’est une de ses qualités les plus saisissantes, une de celles qui le distinguent le mieux de plusieurs notables contemporains, flamands ou italiens, et de la plupart de ses successeurs français, au moins pendant le xvie siècle. L’homme qu’il peint ne s’isole pas ; s’il le fait poser devant lui, c’est avec son attitude familière, quelque entourage ou accessoire qui le montre actuel et vivant. Le magnifique chancelier Jouvenel des Ursins (musée du Louvre), s’épanouit, gras et rubicond, dans toute la somptuosité heureuse de sa mine satisfaite, de sa houppelande pourprée, de son escarcelle d’orfèvrerie, lourde et résonnante, au milieu de ses lambris armoriés et dorés, tandis que son pauvre roi, le très victorieux et très malheureux Charles VII (musée du Louvre), affaissé, ravagé, couperosé, congestionné, miné par l’angoisse des trahisons et des ingratitudes qui l’assiègent, à demi caché, entre les petits rideaux de la logette d’où il écoute la messe dans la Sainte-Chapelle de Bourges, y semble, sous l’épaisseur de lourds vêtements, y grelotter sa fièvre mortelle d’ennuis et d’humiliations. Ces deux peintures ont été assombries par le temps, çà et là alourdies dans les fonds par quelques retouches, mais, pour l’essentiel, elles sont intactes et montrent dans toute sa vigueur la franchise du peintre, loyal et résolu, presque impitoyable, franchise aussi honorable pour les modèles qui l’acceptent que pour l’artiste qui l’impose. Les deux autres portraits, venus de Vienne, de moindre grandeur, l’un à mi-corps, d’un cinquantenaire, coiffé d’un chaperon noir, en vêtement noir, les deux mains sur une tablette, en train de manger, tenant un verre et un couteau (coll. du comte Wilczeck), l’autre d’un autre homme en buste, plus jeune, en calotte noire, la main gauche posée sur l’appui de pierre, daté de 1470 (coll. du prince de Liechtenstein), avec plus de simplicité, plus de force aussi et d’intensité, montrent, chez le peintre, une admirable continuité de progrès pour la technique autant que pour la perspicacité dans l’analyse physionomique et physiologique. Quelle

  1. Gravé dans la Gazette des Beaux-Arts, 1896, t. I, p. 96.