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en état de lui prouver que je ne crains pas le danger.

— Ah ! cher Saturnin, s’écrie-t-elle, tu vas te perdre !

— Je me perdrai, lui dis-je, transporté d’amour, mais ce sera dans tes bras !

Elle cède, je pousse. Qu’on me permette d’imiter ici ce sage Grec qui, peignant le sacrifice d’Iphigénie, après avoir épuisé sur le visage des assistants tous les traits qui caractérisaient la douleur la plus profonde ; couvrit celui d’Agamemnon d’un voile, laissant habilement aux spectateurs le plaisir d’imaginer quels traits pouvaient caractériser le désespoir d’un père tendre qui voit répandre son sang, qui voit immoler sa fille. Je vous laisse, cher lecteur, le plaisir d’imaginer ; mais c’est à vous que je m’adresse, vous qui avez éprouvé les traverses de l’amour, et qui, après un long temps, avez vu votre passion couronnée par la jouissance de l’objet aimé. Rappelez-vous vos plaisirs, poussez votre imagination encore plus loin, s’il est possible : elle demeurera toujours au-dessous de mes délices. Mais quel démon jaloux de ma tranquillité me présente sans cesse un souvenir que j’arrose de larmes de sang ? Ah ! finissons, je succombe à ma douleur.

Le jour vint avant que nous nous fussions aperçus que la nuit avait disparu. Dans les bras de Suzon, que je n’avais pas quittée depuis que nous étions couchés, j’avais oublié mes chagrins, j’avais oublié l’univers entier.

— Ne nous quittons jamais, mon cher frère, me disait-elle ; où trouverais-tu une fille plus tendre ? Où trouverais-je un amant plus passionné ?

Je lui jurais de vivre toujours avec elle ; je le lui jurais, hélas ! et nous allions nous quitter pour ne nous