Page:Gervaise de Latouche - Le Portier des Chartreux, 1889.djvu/214

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t’inspire-t-elle de l’horreur ? Tu lui refuses tes baisers, tu lui refuses tes caresses. Sensible à mes reproches, elle me donna les marques les plus vives de sa joie. La gaieté reparut sur son visage ; elle se répandit jusque sur la vieille, à qui je donnai de l’argent pour nous apprêter à souper. J’aurais donné tout : je retrouvais Suzon, n’étais-je pas assez riche ?

On préparait le souper ; je tenais toujours Suzon dans mes bras. Nous n’avions pas encore eu la force d’ouvrir la bouche pour nous demander quelles aventures pouvaient nous rassembler si loin de notre patrie ; nous nous regardions, nos yeux étaient les seuls interprètes de nos âmes ; ils versaient des larmes de joie et de tristesse ; nous n’étions occupés que de ces deux passions. Notre cœur était si rempli, notre esprit si occupé, que notre langue était comme liée ; nous soupirions ; si nous ouvrions quelquefois la bouche, nous ne prononcions que des paroles sans suite ; tout nous ramenait à la réflexion du bonheur d’être ensemble.

Je rompis enfin le silence. — Suzon, m’écriai-je, ma chère Suzon ! c’est toi que je retrouve ! Par quel heureux hasard m’es-tu rendue ? Mais dans quel lieu, ah ! ciel ! — Tu vois, me répondit-elle avec un visage accablé, une fille malheureuse qui a éprouvé toutes les alternatives de la fortune, presque toujours l’objet de sa fureur, et forcée de vivre dans un libertinage que sa raison condamne,