Page:Gide - Dostoïevsky, 1923.djvu/148

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timents opposés se mêlent en lui et se confondent.

Tout à coup Raskolnikoff crut s’apercevoir qu’il détestait Sonia. Surpris, effrayé même d’une découverte si étrange, il releva soudain la tête et considéra attentivement la jeune fille. La haine disparut aussitôt de son cœur. Ce n’était pas cela. Il s’était trompé sur la nature du sentiment qu’il éprouvait[1].

De cette mésinterprétation du sentiment par l’individu qui l’éprouve, nous trouverions quelques exemples également dans Marivaux ou dans Racine.

Parfois, l’un de ces sentiments s’épuise par son exagération même ; il semble que l’expression de ce sentiment en décontenance celui qui l’exprime. Il n’y a pas encore là dualité de sentiments ; mais voici qui est plus particulier. Écoutons Versiloff, le père de l’Adolescent :

Si encore j’étais une nullité et si je souffrais de cela… Mais non ; je sais que je suis infiniment fort. Et en quoi réside ma force ? demanderas-tu, — précisément en une extraordinaire adaptation à tous et à tout, faculté que les Russes intelligents de ma génération possèdent à un haut degré. Rien ne me supprime ; rien ne me diminue ; rien ne m’étonne. J’ai la vitalité opiniâtre du chien de garde ; j’abrite en moi, avec une parfaite aisance, en même temps deux sentiments contraires, et cela sans le chercher, naturellement[2].

  1. Crime et châtiment, II, p. 152.
  2. L’Adolescent, p. 232. (Mais la citation que voici, je la fais d’après la traduction allemande, plus complète. (V. également Appendice § I.)