Page:Gide - L’Immoraliste.djvu/179

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sourire, les souvenirs de vos voyages ?

– Parce que je ne veux pas me souvenir, répondit-il. Je croirais, ce faisant, empêcher d’arriver l’avenir et faire empiéter le passé. C’est du parfait oubli d’hier que je crée la nouvelleté de chaque heure. Jamais, d’avoir été heureux, ne me suffit. Je ne crois pas aux choses mortes, et confonds n’être plus, avec n’avoir jamais été.

Je m’irritais enfin de ces paroles, qui précédaient trop ma pensée ; j’eusse voulu tirer arrière, l’arrêter ; mais je cherchais en vain à contredire, et d’ailleurs m’irritais contre moi-même plus encore que contre Ménalque. Je restai donc silencieux. Lui, tantôt allant et venant à la façon d’un fauve en cage, tantôt se penchant vers le feu, tantôt se taisait longuement, puis tantôt, brusquement, disait :

– Si encore nos médiocres cerveaux savaient bien embaumer les souvenirs ! Mais ceux-ci se conservent mal. Les plus délicats se dépouillent, les plus voluptueux pour-