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la porte étroite

mais faire commencer d’à présent seulement son attente. Je le lui reprochai.

« N’étais-je pas avec toi en Italie ? répondit-elle. Ingrat ! Je ne te quittai pas un seul jour. Comprends donc qu’à présent, pour un temps, je ne peux plus te suivre, et c’est cela, cela seulement que j’appelle séparation. J’essaie bien, il est vrai, de t’imaginer en militaire… Je n’y parviens pas. Tout au plus te retrouvé-je, le soir, dans la petite chambre de la rue Gambetta, écrivant ou lisant… et même, non ; en vérité, je ne te retrouve qu’à Fongueusemare ou au Havre dans un an.

Un an ! Je ne compte pas les jours déjà passés ; mon espoir fixe ce point à venir qui se rapproche lentement, lentement. Tu te rappelles, tout au fond du jardin, le mur bas, au pied duquel on abritait les chrysanthèmes, et sur lequel nous nous risquions ; Juliette et toi vous marchiez là-dessus hardiment comme des musulmans qui vont tout droit au paradis ; — pour moi, le vertige me prenait aux premiers pas, et tu me criais, d’en bas : « Ne regarde donc pas à tes pieds ! devant toi !