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la porte étroite

Juliette va de nouveau bien ; nous attendons sa délivrance d’un jour à l’autre, et sans trop d’inquiétude. Elle sait que je t’écris ce matin ; le lendemain de notre arrivée à Aigues-Vives elle m’a demandé : — Et Jérôme, que devient-il ?… Il t’écrit toujours ?… et comme je n’ai pu lui mentir : Quand tu lui écriras, dis-lui que… elle a hésité un instant, puis, en souriant très doucement : … je suis guérie. — Je craignais un peu, dans ses lettres toujours gaies, qu’elle ne me jouât la comédie du bonheur et qu’elle-même ne s’y laissât prendre… Ce dont elle fait son bonheur aujourd’hui reste si différent de ce qu’elle rêvait et dont il semblait que son bonheur dût dépendre !… Ah ! que ce qu’on appelle bonheur est chose peu étrangère à l’âme et que les éléments qui semblent le composer du dehors importent peu ! Je t’épargne quantité de réflexions que j’ai pu faire dans mes promenades solitaires sur la « garrigue », où ce qui m’étonne le plus c’est de ne pas me sentir plus joyeuse ; le bonheur de Juliette devrait me combler… pourquoi mon cœur cède-t-il à une mélancolie incompréhensible, dont je ne parviens pas à