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la porte étroite

n’ose pas… comprends-tu cela ? que je n’ose pas lui en parler.

— Tu veux que le bonheur la surprenne.

— Non ! ce n’est pas cela. Mais j’ai peur… de lui faire peur, comprends-tu ?… J’ai peur que cet immense bonheur, que j’entrevois, ne l’effraie ! — Un jour, je lui ai parlé de voyage ; je lui ai demandé si elle souhaitait voyager. Elle m’a dit qu’elle ne souhaitait rien, et qu’il lui suffisait de savoir que ces pays existaient, qu’ils étaient beaux, qu’il était permis à d’autres d’y aller…

— Toi, Jérôme, tu désires voyager ?

— Partout ! la vie tout entière m’apparaît comme un long voyage — avec elle, à travers les livres, les hommes, les pays… Songes-tu à ce que signifient ces mots : lever l’ancre ?

— Oui ; j’y pense souvent, murmura-t-elle. Mais moi qui l’écoutais à peine et qui laissais tomber à terre ses paroles comme de pauvres oiseaux blessés, je reprenais :

— Partir la nuit ; se réveiller dans l’éblouis-