Page:Gide - Le retour de l'enfant prodigue, paru dans Vers et prose, mars à mai 1907.djvu/18

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— Je m’en souviens. Est-ce là tout ?

— Il est bien moins souvent auprès de nous que dans la ferme.

— Ah ! qu’y fait-il ?

— Rien de mal. Mais ce n’est pas les fermiers, c’est les goujats les plus distants de nous qu’il fréquente, et ceux qui ne sont pas du pays. Il en est un surtout, qui vient de loin, qui lui raconte des histoires.

— Ah ! le porcher.

— Oui. Tu le connaissais ?… Pour l’écouter, ton frère chaque soir le suit dans l’étable des porcs ; et il ne revient que pour dîner, sans appétit, et les vêtements pleins d’odeur. Les remontrances n’y font rien ; il se raidit sous la contrainte. Certains matins, à l’aube, avant qu’aucun de nous ne soit levé, il court accompagner jusqu’à la porte ce porcher quand il sort paître son troupeau.

— Lui, sait qu’il ne doit pas sortir.

— Tu le savais aussi ! Un jour il m’échappera, j’en suis sûre. Un jour il partira…

— Non, je lui parlerai, mère. Ne vous alarmez pas.

— De toi, je sais qu’il écoutera bien des choses. As-tu vu comme il te regardait le premier soir ?

De quel prestige tes haillons étaient couverts ! puis la robe de pourpre dont le père t’a revêtu. J’ai craint qu’en son esprit il ne mêle un peu l’un à l’autre, et que ce qui l’attire ici, ce ne soit d’abord le haillon. Mais cette pensée à présent me paraît folle ; car enfin, si toi, mon enfant, tu avais pu prévoir tant de misère, tu ne nous aurais pas quittés, n’est-ce pas ?