Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/351

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eu la guigne, la misère et la maladie… Telle qu’elle est, sa vie, je l’envie ; oui, je l’envie plus, même avec sa fin sordide, que celle de…

Bernard n’acheva pas sa phrase ; sur le point de nommer un contemporain illustre, il hésitait entre trop de noms. Il haussa les épaules et reprit :

— Je sens en moi, confusément, des aspirations extraordinaires, des sortes de lames de fond, des mouvements, des agitations incompréhensibles, et que je ne veux pas chercher à comprendre, que je ne veux même pas observer, par crainte de les empêcher de se produire. Il n’y a pas bien longtemps encore, je m’analysais sans cesse. J’avais cette habitude de me parler constamment à moi-même. À présent, quand bien je le voudrais, je ne peux plus. Cette manie a pris fin brusquement, sans même que je m’en sois rendu compte. Je pense que ce monologue, ce « dialogue intérieur », comme disait notre professeur, comportait une sorte de dédoublement dont j’ai cessé d’être capable, du jour où j’ai commencé d’aimer quelqu’un d’autre que moi, plus que moi.

— Tu veux parler de Laura, dit Olivier. Tu l’aimes toujours autant ?

— Non, dit Bernard ; mais toujours plus. Je crois que c’est le propre de l’amour, de ne pouvoir demeurer le même ; d’être forcé de croître, sous peine de diminuer ; et que c’est là ce qui le distingue de l’amitié.

— Elle aussi, pourtant, peut s’affaiblir, dit Olivier tristement.