Aller au contenu

Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/423

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette ordure vivante ; oh ! moi compris, parbleu ; d’entrer dans une salle de spectacle sans désirer l’écroulement du lustre ou l’éclatement d’une bombe ; et, quand je devrais sauter avec, je l’apporterais volontiers sous ma veste, si je ne me réservais pas pour mieux. Vous disiez ?…

— Non, rien ; continuez, je vous écoute. Vous n’êtes pas de ces orateurs qui attendent le fouet de la contradiction pour partir.

— C’est qu’il m’avait semblé vous entendre m’offrir un verre de votre inestimable porto.

Passavant sourit.

— Et gardez près de vous la bouteille, dit-il en la lui tendant. Videz-la s’il vous plaît, mais parlez.

Strouvilhou remplit son verre, se cala dans un profond fauteuil et commença :

— Je ne sais pas si j’ai ce que l’on appelle un cœur sec ; j’ai trop d’indignation, de dégoût, pour le croire ; et peu m’importe. Il est vrai que j’ai depuis longtemps réprimé, dans cet organe, tout ce qui risquait de l’attendrir. Mais je ne suis pas incapable d’admiration, et d’une sorte de dévouement absurde ; car, en tant qu’homme, je me méprise et me hais à l’égal d’autrui. J’entends répéter toujours et partout que la littérature, les arts, les sciences, en dernier ressort, travaillent au bien-être de l’humanité ; et cela suffirait à me les faire vomir. Mais rien ne me retient de retourner la proposition, et dès lors je respire. Oui, ce qu’il me plaît d’imaginer c’est tout au contraire l’humanité servile travaillant à quelque monument cruel ; un Bernard