Page:Gide - Les Nourritures terrestres.djvu/129

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n’était pas d’abord tant une auberge que ma faim.


Ivresses — du jeûne, quand on a marché de très bon matin, et que la faim n’est plus un appétit mais un vertige ; ivresse de la soif, lorsqu’on a marché jusqu’au soir.

Le plus frugal repas me devenait alors excessif comme une débauche et je goûtais après, lyriquement, l’intense sensation de ma vie. Alors, l’apport voluptueux de mes sens faisait de chaque objet qui les touchait, comme mon palpable bonheur.

J’ai connu l’ivresse qui déforme légèrement les pensées… Je me souviens d’un jour où elles se déduisaient comme des tuyaux de lorgnettes ; l’avant-dernière semblait toujours déjà la plus fine ; et puis il en sortait toujours une plus fine encore. — Je me souviens d’un jour où elles devenaient si rondes que vraiment il n’y avait plus qu’à les laisser rouler. Je me souviens d’un jour où elles étaient si élastiques que chacune prenait successivement les formes de toutes, et réciproquement. D’autres fois c’en était deux qui, parallèles, semblaient vouloir croître ainsi pour jusqu’au fond de l’éternité.

J’ai connu l’ivresse qui vous fait croire meilleur, plus grand, plus respectable, plus vertueux, plus petit, etc. — que l’on n’est.


Automnes.

Il y avait de grands labours dans les plaines. Les sillons fumaient dans le soir ; et les chevaux