Page:Gide - Principes d’économie politique.djvu/579

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nibles pour les nécessités de l’existence. C’est une question de proportion. Le mauvais luxe ou la prodigalité consiste dans une disproportion entre la quantité de travail social consommé et le degré de satisfaction individuelle obtenue[1].

Donnons quelques exemples. Ainsi le goût de fleurs, absolument inconnu à nos ancêtres et qui ne s’est propagé en France que depuis une vingtaine d’années, est assurément un luxe dans le premier sens que l’on donne à ce mot, puisqu’il répond à un besoin superflu, et c’est un luxe charmant bienfaisant et accessible aux pauvres. Mais si l’on orne son salon d’orchidées rapportées de Madagascar ou de Bornéo au prix d’expéditions qui ont coûté des centaines de mille francs et même des vies d’hommes, ou des dahlias bleus que l’on aura fait pousser dans des serres en brûlant plus de charbon qu’il n’en faudrait pour chauffer dix familles tout un hiver, le luxe ici rentre dans la seconde définition que nous en avons donné. Qu’une dame porte une robe qui ne brille que par l’élégance de la coupe, nous n’y voyons aucun inconvénient, eût-elle été payée 1.500 francs chez un couturier en renom — car, encore une fois, nous n’avons pas à nous inquiéter de l’argent dépensé qui n’a fait que passer d’une main dans l’autre, mais seulement de la matière ou du travail dépensé : or il n’est pas probable qu’on ait employé ici plus d’étoffe ni beaucoup plus de main-d’œuvre que pour une robe ordinaire. Mais que cette même dame fasse coudre à sa robe de bal quelques mètres de dentelles qui représentent plusieurs années de travail d’une ouvrière, voilà l’abus[2]. Qu’un lord d’Angleterre dépense quelques millions pour une galerie de

  1. Donc, du jour où les sociétés seraient assez riches pour assurer à tous leurs membres le superflu, il n’y aurait plus de luxe blâmable. Si la nature, comme nous le disions tout à l’heure, peut se permettre un luxe insolent dans ses œuvres, c’est que le temps, la force et la matière ne lui coûtent rien !
  2. M. Leroy-Beaulieu dit, il est vrai, que c’est peut-être à seule fin « de permettre à sa femme de porter ces dentelles que le mari a gagné des millions (Précis d’économie polit., p. 337). C’est possible, mais s’il n’a gagné ces millions que pour les consacrer à de tels usages, à quoi sert-il à la Société qu’il les ait gagnés ?