Page:Gide - Souvenirs de la Cour d’assises.djvu/105

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Quelque temps après j’obtins satisfaction de ma requête : La peine de Cordier est réduite à trois ans de prison.

Mais hélas ! après la prison ce sera le bataillon d’Afrique. Et au sortir de ces six ans, qui sera-t-il ?… que sera-t-il ?…

    Il était de bon conseil et Yves l’écoutait toujours. Quand il s’est échappé de la colonie, il n’a plus osé habiter à la maison, par crainte qu’on ne le reprenne. C’est alors que, sans domicile, il a commencé de fréquenter les pires gens qui l’ont entraîné et perdu.
     Tous les renseignements que je recueille ensuite sur Yves Cordier — de sa mère, de sa sœur, de son dernier patron, de son frère que je vais voir à la caserne — confirment entièrement l’opinion qui commençait à se former en moi :
     Yves Cordier est sans jugement ; de tête faible et déplorablement facile à entraîner. Bon à l’excès, disent-ils tous : c’est dire aussi : sans résistance. Son désir d’obliger autrui va jusqu’à la manie, jusqu’à la sottise. C’est pour un camarade “ qui en avait besoin ” qu’Yves Cordier aurait volé une vieille paire de chaussures, son premier vol.
     Quand, à la colonie pénitentiaire, sa mère, usant de la permission, lui apportait des friandises : “ Si c’est pour lui que vous apportez ça, Madame, lui disait le gardien, c’est pas la peine ; il donne tout aux autres et ne gardera rien pour lui. ”  A la colonie, sur les conseils d’un camarade, il se fit tatouer le dos de la main gauche. Un autre camarade lui persuada, aussitôt après, que ce tatouage apparent pourrait le gêner dans la vie, et Yves, docile à ce nouveau conseil, appliqua sur le tatouage un emplâtre de sel et de vitriol qui lui mangea la chair jusqu’à l’os (et c’est pourquoi, le jour du délit, il avait sa main en écharpe).  — Ce garçon avait seulement besoin d’être dirigé, me dit enfin son patron cordonnier, qui me parle de lui en termes émus et ne demande qu’à le reprendre à son service…