Page:Gide - Souvenirs de la Cour d’assises.djvu/98

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Ah ! s’il m’était permis de tirer des conclusions et, d’après ces chiffres précis, de chiffrer précisément la part de responsabilité de chacun !… L’avocat de Cordier, du moins, le fera-t-il ? — Non. Sa plaidoirie du reste est solide, habile ; mais il ne peut faire que Cordier n’ait un casier judiciaire déjà chargé. Il ne peut faire non plus que Cordier, peu de temps après son arrestation, ou plus précisément, je crois : après la première instruction — n’ait écrit au Procureur la lettre la plus absurde, la plus folle :

“ Je ne connais ni Lepic, ni Goret, y disait-il. Ils n’étaient pas là. C’est moi seul qui ai fait le coup, avec un de mes amis du port. Je ne regrette qu’une chose : c’est de ne pas avoir achevé le marin. ”

Lettre manifestement écrite sous la pression de Lepic, dira l’avocat défenseur, et sans doute sous ses menaces. (Lepic chercha également à intimider les deux femmes en les menaçant de son couteau “ catalan ”.) N’a-t-on pas persuadé à Cordier que, en tant que mineur, il ne risquait guère et ne pourrait être condamné sévèrement ?

Cette lettre, du reste, l’accusation, tout en la relevant, n’en tient pas grand compte. Il arrive parfois, souvent même, que le Procureur reçoive de la prison semblables “ aveux ” destinés parfois à éclairer la justice, parfois à l’égarer ; lettres écrites, parfois même, sans but et sans raison, dans le désœuvrement de la geôle. N’importe ! cette lettre, dans l’esprit des jurés, est du plus déplorable effet. J’ai moi-même le plus grand mal à me l’expliquer