Page:Gillet - Histoire artistique des ordres mendiants.djvu/142

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nation[1] ». Ce n’est pas mal pour un théologien de l’école de saint Thomas ! Combien d’autres alors, dans les cloîtres, dans le monde étrange des tertiaires, obtinrent par le détachement, le privilège d’une faculté de dédoublement, d’une vie surnaturelle plus réelle que l’autre ! N’avons-nous pas nous-mêmes, nous dormeurs ordinaires, des puissances engourdies que le sommeil délivre, et qui nous laissent au matin surpris de ce que nous pouvions en rêve, désolés de ne le pouvoir plus, doutant si le véritable songe n’est pas celui des yeux ouverts, et si l’instant où ils se ferment n’est pas le vrai réveil ?

Jamais le pouvoir visionnaire ne fut aussi développé en Europe qu’au moyen âge. On n’y compte point les extatiques. Il faut lire Cantimpré ou Gérard de Frachet, pour comprendre quelle était alors la familiarité avec l’au-delà[2]. La vie semblait avoir une élasticité qu’elle a

  1. Jacques de Voragine, Sermo III de S. Francisco (Sermons, Lyon, 1494) « Il avait dans le cœur cinq choses, qui firent que les stigmates s’imprimèrent dans sa chair : la première, c’est la véhémence de l’imagination. » Et l’orateur, à l’appui, rapporte d’après saint Jérôme, le cas d’une blanche qui accoucha d’un négrillon, pour avoir vu une statue de nègre. Cf. Hase, Franz von Assisi, Leipzig, 1892, p. 95.
  2. Voir par exemple dans cantimpré le chapitre extraordinaire (De Apibus, Douai, 1627, l. II, ch. xl, p. 399) où il est rapporté comment Jésus, pendant trois semaines, en Hainaut, demeura visible à toute une ville : troublante histoire qui rappelle le fantastique mystérieux de Jésus-Christ en Flandre, ou la Ville enchantée de Mrs. Oliphant. — Un autre endroit, non moins touchant, est celui d’un prêtre cité devant l’évêque comme coupable de dire chaque jour la messe des morts : aussitôt des milliers de mains, longues, impalpables, des mains d’ombres, se lèvent pour l’accusé ; ce sont les âmes que ses prières ont délivrées du Purgatoire. — Le trait suivant, d’un autre genre, est davantage connu : « Du temps que j’étais en Angleterre, des pêcheurs prirent dans la mer un monstre qu’ils donnèrent à la reine. Ce monstre ne différait presque en rien d’une femme, mais il avait sur la tête une sorte de crête en façon de corbeille ou de forme à fromages. Il mangeait, buvait comme nous, surtout aimait beaucoup les fruits. Il ne parlait pas et n’avait aucune espèce de langage : mais, si on lui faisait du mal, il poussait de petits gémissements. Il resta trois ans au palais. Il faut, conclut l’auteur, glorifier Dieu qui nous montre dans ses créatures de telles merveilles » (ibid., p. 357). Première et touchante connaissance avec la nature, où tout semble miracle, où l’homme vit baigné dans une vapeur de doux prodiges !