Page:Gillet - Histoire artistique des ordres mendiants.djvu/163

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sorte qu’ils n’ont dormi que cent quatre-vingt-seize ans, ce qui paraît plus vraisemblable ?

Mais le vrai reproche que, sans le dire et peut-être sans le savoir, tous les critiques font à ce livre délicieux, c’est justement ce qui en fait le prix inestimable ; mais c’est aussi bien ce que des rationalistes ou semi-rationalistes ne pouvaient plus comprendre, — le sens intime, la profonde beauté morale de l’ouvrage, son esprit merveilleusement et naïvement chrétien. Est-ce pour quelques erreurs de dates ou pour quelques méprises sur des questions de racines grecques, qu’on exécute un livre qui est la quintessence de l’esprit évangélique, le manuel accompli, le bréviaire du génie chrétien ? Il y a là-dessus une page lumineuse de Joseph de Maistre.

Un saint, dont le nom m’échappe, eut une vision : il vit Satan debout devant le trône de Dieu. Et, ayant prêté l’oreille, il entendit l’esprit malin qui disait : « Pourquoi m’as-tu damné, moi qui ne t’ai offensé qu’une fois, tandis que tu sauves des milliers d’hommes qui t’ont offensé tant de fois ? » Dieu lui répondit : « M’as-tu demandé pardon une fois ? » Voilà la mythologie chrétienne. C’est la vérité dramatique qui a sa valeur et son effet indépendamment de la vérité littérale, et qui n’y gagnerait même rien. Que le saint ait ou n’ait pas entendu le mot sublime que je viens de citer, qu’importe ? Le grand point est de savoir que le pardon n’est refusé qu’à celui qui ne l’a pas demandé[1].

Eh ! bien, ce sens intérieur, ce don de seconde vue religieuse, n’ont jamais fait défaut à Jacques de Voragine. Sur ces points, les seuls qui importent, son tact est infaillible. Lisez sa vie de saint Jean l’Aumônier, de saint Basile ou de saint Grégoire, de saint Martin ou de saint Furcy, de saint Antoine ou de saint Loup : pas un

  1. Lettres et opuscules, Paris, 1851, t. I, p. 235.