Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/108

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barrière… Mais quand il est parti, j’ai couru sur sa route, je me suis mise en travers du chemin : j’ai cherché, affolée, une chose à lui dire, j’avais un besoin éperdu de parler, de donner… Il me regardait, très froid, très maître de lui, très distant de ma détresse… Je ne trouvais rien, rien à lui dire, et le temps passait. J’ai cru n’avoir rien dit, il n’a pas répondu, et je suis revenue dans la nuit qui tombait, par le chemin mauve, toute seule, sans pleurer, comme une femme…

Après, la vie a continué ; j’ai dansé, j’ai ri, j’ai aimé les hommages ; je me suis mariée avec Claude, je suis venue ici. Mika m’a été donné… J’ai vécu. J’ai parlé et agi, en femme et en mère. J’ai fait attentivement ce qui m’a été donné à faire. Et tout ce temps là, j’attendais venir mon ami. Derrière toutes mes pensées était la pensée de mon ami… Il n’avait rien qui frappât ; ce n’était pas un homme extraordinaire : c’était l’homme créé pour moi, voilà tout.

Je vais le revoir. Il croit qu’il s’est souvenu ; mais moi, je sais bien qu’il m’a enfin entendue, depuis si longtemps que je l’appelle. Oui, j’ai dû l’appeler toujours, d’un appel obscur, inconscient, entêté…

Le timbre de l’hôtel a retenti. Il vient. Sans doute, il traverse le porche ; il monte l’escalier