Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/110

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regardons encore, librement, avec la gravité énorme des affamés.

Nous nous sommes dépouillés des étroits vêtements de l’habituelle contrainte ; nous sommes là, simplifiés, épurés, presque divinisés.

Il dit mon nom, tout bas, comme si l’onde du souvenir le lui portait aux lèvres, et sa voix y ajoute une caresse :

— Comme vous vous ressemblez…

Ses yeux, d’un bref coup d’œil, embrassent le cadre étranger, magnifique, l’énorme foyer où flambent froidement des troncs majestueux, la fenêtre qui découpe un carré gris de boulevard correct, les lourdes draperies, les lambris sculptés ; puis ils effleurent mes vêtements, ma coiffure, que mon milieu façonne d’élégance et d’excentricité, sans le concours de mes goûts.

Il sourit.

— Tout a changé, sauf vous…

Et aussitôt son regard s’arrête sur un portrait près de mon coude. Il le regarde fixement. C’est le portrait de Claude…

Et, prise d’une angoisse grandissante, je ferme les yeux pour lui fermer aussi mon cœur, pour le voiler, comme s’il allait le trouver nu, violer ses secrets profonds, en scrutant cette photographie banale de mon mari mort.