Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/144

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la bouche entr’ouverte, allongée dans l’antique fauteuil, ses petits pieds de soie sortis des escarpins. Près d’elle, accoudée à l’angle massif de la table de travail, je regardais voleter la vapeur bleue d’une cigarette ; je ne pensais à rien, ou du moins je le croyais, car je pensais à Jean dans un tapissement guetteur de bête de jungle tandis que, fausse et polie, ma pensée jouait l’endormie et me trompait. Jean parlait, de sa voix calme, d’une bonne humeur intense, en soufflant par le nez de petites lignes de fumée. Il avait le secret de meubler, d’amuser le silence par de petits récits si brefs, si légers, qu’ils ne le rompaient guère plus que notre fumée n’obscurcissait la chambre. Colette, consciente d’être distraite, engourdie de bien-être, et vaguement reconnaissante, se souleva, les bras en collier, se pendit à son cou penché :

— T’es mignon, toi… n’est-ce pas, Jeanne, il est mignon…

Lui, gentiment, se laissait faire, caressant sa joue en fleur, et en la recouchant lui sourit aux lèvres un petit nom câlin, un de ces mots d’intimité qui ouvrent comme une porte d’alcôve… Et comme sa cigarette était éteinte, il chercha son briquet dans sa poche, en ralluma une autre, minutieusement. L’opération avait arrêté son récit. Il ne le reprit pas, et fuma en silence.