Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en ordre, il faut du sang-froid, nom d’un chien ! Victor pouvait se vanter de connaître cette chose : pas une fois, pendant la fuite éperdue de tous ces baigneurs, croyant déjà les uhlans sur leurs talons, prenant d’assaut les carrioles, les fermes, les cabarets ; pas une fois dans cette débandade il n’avait perdu le Nord, payant bien pour être bien, toujours couché dans un bon lit, un vrai dîner dans l’estomac, et une chemise propre au dos. Depuis lors, la vie s’était traînée à faire sa partie avec quelques copains réfugiés comme lui, trouvant Bruxelles trop moche sans les théâtres, avec des femmes à quatre sous sur les boulevards. Sa famille, des gens riches, marchands de cigares en gros, trouvait moyen de boulotter quand même à Bruxelles, payant le beurre trente francs et un bifteck-pommes un louis. Quand on a les moyens, n’est-ce-pas, on n’est pas gêné par la guerre. Lui recevait recta son argent, mais la perte au change le faisait bisquer ferme. On peut le dire, il saurait attendre la fin sans trop de mal. Tout en parlant, un peu haut comme on parle à Bruxelles, et pour dominer le grincement flegmatique du petit orchestre près d’eux, il couvait Céline d’un regard expressif et candide dont elle ne s’offensait pas, abandonnée aux événements en femme qui accepte sa destinée,