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Page:Girard - Contes de chez nous, 1912.djvu/123

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Bigué, le lendemain, fut d’une humeur massacrante. C’est à peine s’il répondit par monosyllabes aux paroles que lui adressa sa fille, — il était veuf depuis cinq ans. Il se promena de long en large dans sa maison, se parlant parfois à lui-même, lui qui ce jour-là ne parlait même pas à sa fille. Espérant rencontrer Brunel, se promettant bien de ne pas lui adresser la parole le premier s’il le rencontrait, mais souhaitant que son voisin l’abordât, il sortit. Il revint bredouille. La journée lui sembla désespérément longue. Viendrait-il, ne viendrait il pas ? Et s’il ne venait pas ! À cette pensée une grande douleur l’envahit. D’abord, à cause de leur vieille amitié qui remontait si loin, et puis à cause de sa partie de dames qu’il ne pourrait faire ce soir-là. Et quand le soleil fut tout à fait descendu à l’horizon, quand les lampes à pétrole eussent été allumées dans les maisons, quand la lune se fut levée et que les moissons d’or fauve eussent, sous ses reflets, ressemblé à de belles nappes d’argent ou à des lacs de cristal, il perdit tout espoir.

Dix fois il fut sur le point de mettre son large chapeau de paille et d’aller frapper chez son voisin pour le prier d’excuser sa malencontreuse boutade de la veille et reprendre la partie si inopinément interrompue ; dix fois son orgueil de paysan têtu l’en empêcha.

Et cette nuit-là, quand il coucha sa grosse tête couverte d’une tuque de laine rouge sur la taie d’oreiller de coton jaune encore pleine de la fraîcheur parfumée de l’herbe où elle avait séché, il bougonna en crispant ses énormes poings :