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Page:Girard - Contes de chez nous, 1912.djvu/14

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Lucien Gagnon avait une quarantaine d’années et une jolie fiancée qu’il devait épouser après les foins. Il était remarquable par sa figure massive, son nez camard, ses yeux bons en boules de loto, ses lippes épaisses, sa mâchoire forte et édentée. Il ne portait ni barbe ni moustache, et ses cheveux noirs, entremêlés de fils blancs, étaient crépus comme ceux d’un zoulou. Cet homme parlait en bégayant et en grimaçant comme un chimpanzé. Bien qu’il eût la tête aussi dure que son enclume, c’était un cœur d’or. Cependant, quand il avait bu, il ne faisait pas bon de lui donner de la tablature. Fait singulier, ce cyclope qui, à la grande lumière du jour, pouvait faire reculer une troupe armée de bâtons, était, les ténèbres venues, lâche comme un grimelin. Il avait une peur atroce des morts. Les esprits forts du village lui assuraient qu’il n’y avait pas de revenants, et que les morts sont tellement heureux d’avoir quitté ce monde de misères, que, même chez le diable, ils ne tiennent pas à revenir parmi nous. Lui n’en voulait rien croire.

Vous eussiez fouillé tout le comté de Nicolet sans découvrir une meilleure paire d’amis. Voulait-on trouver mon oncle Césaire, on cherchait Lucien Gagnon, et vice versa. Cela ne veut pas dire que le colosse et le maigrichon n’eussent pas, comme le reste des humains, leurs petites querelles. Mais, bah ! ils s’arrangeaient toujours de façon à resserrer les liens de leur amitié.

— Ah ! bonjour le rentier, dit d’une voix tonnante, le forgeron, dès qu’il aperçut mon oncle.