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pelle que couchée aux pieds d’une belle dame, qui devait être ma mère, est une grande levrette grise.

— C’est cela, c’est cela, appuie le comte rayonnant de joie. C’était Diane, tu sais Diane, avec laquelle tu jouais si souvent…

Gaston reprend :

— Je veux à tout prix aller voir les amusements… je marche aux côtés d’un homme qui me tient étroitement par la main… Tout à coup, j’entends des cris… je vois la foule fuir de tous côtés… Celui qui me conduisait me prend dans ses bras. Puis, un homme m’enlève et se sauve sous l’averse dans des rues sales et étroites… Il me semble que je fais une longue, longue route, tandis qu’une grosse main s’est appliquée sur ma bouche pour étouffer mes cris…

— C’était toi ! c’était toi !… mon Gaston !… mon fils ! mon enfant !… Ô Dieu ! soyez béni de m’avoir rendu mon fils ! s’écrie le comte les yeux au ciel.

Cette fois, Gaston d’Yville ne doute plus.

Son cœur, plus encore que tout le reste, a parlé.

Il s’agenouille près de son père. Il le soulève, le serre contre sa poitrine, et l’embrasse en s’écriant, les yeux pleins de larmes de joie :

— Mon père !… mon bien-aimé père !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le comte d’Yville après s’être dégagé doucement de cette étreinte, demanda :

— Et ensuite, qu’advint-il ?

— Des années durant, reprit Gaston, on me force à courir les rues de Paris, à demi-vêtu, pour mendier. Le soir, quand je ne rapporte pas suffisamment, on me laboure de coups. Mes ravisseurs m’initient à l’école du vol et du vice, mais ma conscience se révolte ; je ne puis me faire à cette existence démoralisante, et un jour je ne reviens pas à la Cour des Miracles.

Alors, je gagne ma vie le moins mal que je puis ; je suis tour à tour décrotteur, commissionnaire, valet, saltimbanque, et enfin, je marche à la suite de Turenne dans ses victoires.

Un soir, à Paris, j’entends des cris de détresse, j’accours et, à la lumière blafarde d’une lanterne se balançant à une porte cochère, je surprends un homme qui tente d’enlever une jeune fille. Je veux intervenir, le ravisseur m’ordonne de passer outre. Je m’arme de mon poignard, il dégaine son épée. La jeune fille me remercie avec un regard que je n’oublierai jamais et s’enfuit. Bref, je reçois deux pouces de fer dans un bras, et je plonge mon poignard dans la poitrine du malfaiteur.

Et je me cache à bord d’un navire en partance pour l’Amérique.

Quand Gaston d’Yville eut fini le résumé de sa vie, son père, d’une voix grave et tremblante d’émotion demanda :

— Et tu n’as jamais failli aux lois de l’honneur ?

Le vicomte d’Yville, droit, le front haut et rayonnant, le regard clair et franc, répondit :

— Jamais, je vous le jure, par la mémoire de ma mère.

— Oh ! mon Dieu ! merci !… merci !… sanglota le comte en attirant son fils dans ses bras.

L’abattement avait succédé à la joie sur la physionomie mobile de l’Algonquine.

C’était un cri de joie débordante qu’avait poussé la délicieuse petite Indienne, quand Gaston d’Yville avait paru dans la caverne.

Mais maintenant, accablée sous le poids d’une violente douleur, elle gardait la tête basse.

Elle avait le cœur bien gros, l’Algonquine, et faisait de grands efforts pour ne pas pleurer.

Surpris de cet accablement, Gaston en demanda la cause à la jeune fille.

— Ô vierge des bois, dit-il, plus belle que le soleil qui se lève radieux en mêlant ses rayons d’or à l’argent du Saint-Laurent, plus enchanteresse que la lune qui resplendit au sein des myriades d’étoiles par une calme nuit d’été, dis-moi, quelle est la cause de ton silence et de ton chagrin ? Toi, dont l’âme est plus blanche que l’aile du cygne, ne devrais-tu pas te réjouir avec nous de ce qu’un père et un fils se retrouvent après de si longues et si cruelles années de séparation ?…