Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/102

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inutile toute perspicacité devinatrice. Ces ennuyeux sont assez amusants en voyage ; ils sont bien informés, et ils citent leurs auteurs à tous propos, pour prouver l’excellence de leurs renseignements ; c’est aussi un moyen d’éblouir les bourgeois obscurs, les étrangers ébahis qui vous écoutent, par les noms brillants des gens célèbres que l’on prétend voir familièrement tous les jours ; en un mot, c’est une manière de faire valoir ses relations, comme disait votre spirituel ami M. L… Or, ce monsieur… il faut que je vous fasse son portrait ; ce n’est pas difficile, et ce ne sera pas long : c’est un monsieur carré, qui a un front carré, un nez carré, une bouche carrée, un menton carré, un sourire carré, une main carrée, des épaules carrées, une gaieté carrée, des plaisanteries carrées, c’est-à-dire un esprit à la fois grossier, lourd et anguleux ; un gros esprit tout rond peut souvent paraître léger, et rouler avec facilité dans la conversation ; mais un esprit carré est toujours massif et menaçant. Eh bien ce monsieur carré a fait valoir ses relations pour me séduire, moi, humble violette de rencontre. Il a parlé de M. Guizot, qui lui avait dit ceci ; de M. Thiers, chez qui il dînait l’autre jour, et qui lui avait dit cela ; du prince Max de Beauvau, contre qui il avait parié aux dernières courses de Versailles ; de la belle madame de Magnoncourt, avec qui il avait dansé au bal de l’ambassade d’Angleterre ; de vingt autres personnes encore, et enfin du prince Roger de Monbert, l’homme excentrique, le chasseur de tigres, qui est depuis deux mois le lion parisien. Au nom de Roger, je suis devenue attentive ; l’homme carré a continué : « Eh ! mais, mon cher Edgard, n’as-tu pas été élevé avec lui ? — Oui, a répondu le poète. — L’as-tu vu depuis son retour ? — Pas encore ; mais j’ai de ses nouvelles. J’ai reçu hier une lettre de lui. — On disait qu’il allait se marier, qu’il devait épouser la belle héritière, Irène de Châteaudun. — C’est