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tous les jours. Elle croit que c’est pour elle qu’il vient ; je ne suis pas de son avis. J’ai peur d’avoir fait la conquête de ce jeune poète au regard profond, ce qui n’a rien de flatteur. Il pense de moi beaucoup trop de mal pour ne pas m’adorer très-vite. Comme il rira quand il reconnaîtra dans cette aventureuse veuve l’orgueilleuse femme de son ami !

Vous me reprochez amèrement de vous avoir sacrifiée à madame Taverneau. Cruelle préfète ! n’accusez que le gouvernement, les chambres et votre conseil général de cette injuste préférence. Puis-je aller à Grenoble en trois heures comme je vais à Rouen ? puis-je revenir de Grenoble à Paris en trois heures, fuir quand je le veux, reparaître quand il faut ; en un mot, avez-vous un chemin de fer ? Non. Eh bien ! donc, attendez-vous à mes rigueurs, et dites-vous que lorsqu’il s’agit de locomotion, il n’y a plus ni amitié, ni sympathie, ni reconnaissance, ni dévouement, il n’y a plus que des rails-ways et des grandes routes, des wagons qui sautent, mais qui arrivent, et des chaises de poste qui versent et qui n’arrivent pas ; on ne va pas voir les amis qu’on aime le plus, mais ceux qu’on peut quitter le plus facilement. D’ailleurs, pour une héroïne qui veut se cacher, l’asile que vous m’offrez n’a rien de mystérieux : ce n’est pas une Thébaïde qu’une préfecture ; et puis, j’ai peur de vous nuire… En province, une Parisienne est toujours sur un volcan ; il ne faut qu’une parole maladroite pour la perdre. Que c’est difficile d’être préfète ! Vous avez pris la meilleure manière : quatre enfants !… il n’y a que ça !… Pour être une bonne préfète, il faut avoir quatre enfants ; c’est une contenance toujours digne ; c’est une provision de prétextes inépuisables. On ne veut pas répondre à une invitation compromettante… la petite fille a la coqueluche ; on n’ose donner à dîner à un ami suspect qui traverse la ville… le fils aîné a la fièvre ; on ne veut pas risquer une grande fête, une fête