Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/115

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est loin de tout, et l’on a beau se loger soi-même loin de tout, on n’est pas encore près de l’Odéon. On me mène ce soir voir Antigone. Madame Taverneau se fait une fête de me conduire au spectacle, moi pauvre veuve obscure, condamnée à la retraite. Elle a une loge assez bonne qu’elle s’est procurée, dès son arrivée, par je ne sais quel maléfice. J’avais d’abord refusé de l’accompagner, mais ce refus lui a causé tant de chagrin que j’ai cédé à ses instances. L’excellente femme a pour moi une affection inquiète et tourmentée qui me touche profondément. Un vague instinct lui dit que le sort va nous entraîner dans des routes différentes, et, malgré elle, sans s’expliquer pourquoi, elle me surveille comme quelqu’un qui cherche à lui échapper. Elle a voulu venir avec moi à Paris, où elle n’avait rien à faire, son père ne l’attendait pas. Il est toujours mon voisin de mansarde. Elle compte bien me ramener avec elle à Pont-de-l’Arche. Je n’ose pas encore lui déclarer que je n’irai plus ; je redoute aussi le moment où je lui apprendrai mon nom véritable ; elle pleurera comme si elle apprenait ma mort. Dites-moi, que pourrais-je faire pour elle qui améliorât sa position et celle de son mari ; s’ils avaient un enfant, je lui assurerais une bonne dot ; on accepte franchement de l’argent pour un enfant ; mais pour leur en offrir, à eux, il faut une manière délicate et détournée, une avance considérable, un cautionnement qui servirait de prétexte. Moi, je n’y entends rien ; trouvez-moi un moyen. J’avais d’abord pensé à faire de M. Taverneau un régisseur quelque part dans une terre à moi, puisqu’à présent j’ai des terres ; mais il est stupide. Ah ! quel régisseur ça ferait ! il mangerait les foins au lieu de les vendre. J’ai renoncé à cette idée ; j’aime mieux demander pour lui une place, le gouvernement possède seul l’art d’utiliser les imbéciles. Voyons, quelle place puis-je demander pour lui, en lui faisant de