Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/14

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jourd’hui la rêverie est le travail, et ce travail, quand il est le seul, est dangereux ; alors les bonnes pensées venaient m’assister dans ma misère ; aujourd’hui les fâcheux pressentiments viennent me tourmenter dans mon bonheur. L’incertitude de mon avenir me laissait maîtresse des événements. Je pouvais me choisir chaque jour un nouveau destin et des aventures nouvelles ; mon malheur subit et si peu mérité était si complet que je n’avais plus à attendre que des consolations, et j’éprouvais une reconnaissance vague pour ces secours inconnus que j’espérais avec confiance. Souvent je passais de longues heures à regarder dans le lointain une petite lumière qui brillait à un quatrième étage en face de ma fenêtre. Quelles étranges conjectures n’ai-je pas faites, les yeux fixés sur ce fanal mystérieux ! Parfois, en le contemplant, je me rappelais les poétiques questions que Childe Harold adresse à la tombe de Cécilia Métella, lorsqu’il interroge la pierre muette et lui demande si celle qui l’habite était une jeune et belle femme, au profil pur, à l’œil noir, qui eut le destin que le ciel réserve à ceux qu’il aime : une mort prématurée ; ou si elle était une vénérable matrone morte avec les cheveux blancs, après avoir survécu à tous, à ses charmes, à ses amis, à ses enfants… Moi, de même, j’interrogeais ce phare mélancolique, je lui demandais à quel être affligé il prêtait son secours : était-ce une mère inquiète, veillant et priant auprès d’un berceau menacé ? était-ce quelque studieux jeune homme, se plongeant chaque soir, avec une âpre volupté, dans les arcanes de la science, pour arracher aux esprits révélateurs des nuits quelque vérité lumineuse ? Mais si le poëte interrogeait avec tant d’intérêt le passé et la mort, moi, j’interrogeais la vie, et il m’a semblé plus d’une fois que le lointain fanal me répondait. J’allais enfin jusqu’à me figurer que cette lampe laborieuse s’entendait avec la mienne, et