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ner ; d’autres s’enferment dans leurs châteaux, qu’ils glorifient par les arts, cette ressource généreuse des héroïsmes découragés ; d’autres aussi, élèves de Sully, retrempent leur force dans de rudes travaux, dans l’étude féconde de la science sacrée, et se font agriculteurs passionnés pour cacher qu’ils sont misanthropes. Mais que peuvent-ils, combattant seuls pour une cause abandonnée ? Que peuvent les meilleurs officiers sans soldats ?

Vous le voyez, j’oublie mes propres chagrins pour penser à nos malheurs à tous, et je trouve Roger deux fois coupable. Avec tant d’esprit, il pouvait avoir tant d’influence ! Il pouvait ramener à la raison ces jeunes fous. Comment lui pardonner de les entraîner encore plus loin dans le mal par son dangereux exemple ?

Tenez, Valentine, franchement, je ne me sens pas faite pour vivre dans ce temps-ci. Tout m’y déplaît. Les gens d’autrefois me paraissaient inintelligents, insensés ; les gens d’aujourd’hui me semblent grossiers et menteurs. Ceux-là ne comprennent rien ; — ceux-ci dénaturent tout. Les premiers n’ont pas la supériorité qu’il me faut ; les seconds n’ont pas la délicatesse que j’exige. Le monde est laid ; j’en ai assez. Je connais à peine la vie, et je sens déjà peser sur ma tête l’expérience de soixante années ! Et pour une tête blonde, ce poids est bien lourd !

Quoi ! dans ce monde si élégant, pas un être un peu noble, pas une âme un peu belle, qui ait le sentiment de la grandeur, qui ait le respect de l’amour.

Avoir à vingt-cinq ans des millions à donner, et les garder forcément ! Être riche, jeune, libre, généreuse, et vivre seule faute d’un allié qui soit digne !… Valentine, n’est-ce pas que cela est bien douloureux ?…

Maintenant, ma colère est tombée ; je ne suis plus que triste ; mais je suis mortellement triste. Je ne sais pas encore ce que je vais faire ; je voudrais aller vous voir. Oh ! j’ai bien besoin de vous revoir. Ah ! ma mère, ma mère, je serai donc seule toute ma vie !

Irène de Châteaudun.