Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/193

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de moi, serpenter à travers les rochers et se perdre dans les roseaux. Alors le jeune homme, au lieu de faire le tour du bassin, sauta légèrement de rochers en rochers, arrêtant au passage les fleurs fugitives que le courant de l’eau entraînait. Il les eut bientôt toutes rattrapées, et il les déposa soigneusement sur la fontaine où était le reste du bouquet ; puis, s’étant incliné avec respect devant moi, il redescendit l’allée de peupliers, sans renouveler la question à laquelle je n’avais pas répondu. Je ne saurais dire pourquoi, mais j’étais complètement rassurée ; il y avait dans le regard de ce jeune homme tant de noblesse et de loyauté, il y avait dans ses manières une distinction si parfaite, une sorte de précaution si délicatement mystérieuse, que je me sentais en pleine confiance. Il sait peut-être mon nom, pensais-je ; qu’importe ? il ne dira rien, il attendra qu’on lui parle de moi ; un secret ne peut jamais être en danger avec un homme de ce caractère-là… Ne riez pas trop, j’avais déjà jugé son caractère !… Eh bien je ne m’étais pas trompée.

L’heure du dîner approchait ; je me hâtai de rentrer au château pour m’habiller ; je fus forcée, bien malgré moi, de me faire très-belle, et de mettre une robe charmante que cette méchante Blanchard m’avait préparée, jurant ses grands dieux qu’il n’y en avait plus d’autres, et ajoutant qu’il était bien heureux qu’elle eût apporté celle-ci par mégarde ; c’est une robe de mousseline de l’Inde, ornée de douze petits plis garnis chacun d’une valencienne admirable ; le corsage et les manches formés d’entre-deux brodés et de mousseline plissée sont de même garnis de valencienne. Cette robe n’était pas convenable pour l’humble madame Guérin ; cette robe était une imprudence ; j’étais furieuse. Pauvre Blanchard ! comme je l’ai grondée, comme je lui en voulais alors ! Mais depuis, je lui ai bien pardonné. Avec cette robe, elle avait préparé une ceinture nouvelle, à la dernière mode ; je résistai à la tentation ; je fus héroïque, rejetant loin de moi cette