Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/197

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pour une idée et que l’on meure pour un mot ; parce que je sympathise avec tous qui luttent et qui souffrent pour une croyance bien-aimée ; — parce que j’ai le courage de tourner le dos à ceux que je méprise ; — parce que j’ai l’orgueilleuse manie de dire toujours la vérité, je prétends que personne ne vaut la grimace d’un mensonge ; — parce que je suis une dupe incorrigible, systématique et insatiable, j’aime mieux m’égarer, me fourvoyer dans une bonne action hasardeuse, que de me priver d’elle par une méfiance prudente et aride ; — parce que, tout en voyant le mal, je crois au bien : le mal domine sans doute, chaque jour il fructifie dans la société ; mais il faut être juste, on le cultive ; et si l’on faisait les mêmes efforts pour exciter le bien, il est probable qu’on obtiendrait les mêmes perfectionnements… — parce qu’enfin, madame… et c’est là ma suprême niaiserie, parce que je crois au bonheur et que je le cherche avec un naïf espoir. Je sais qu’il me faudra l’acheter ; je sais que les plus grandes joies sont celles qui se payent le plus chèrement ; mais je suis prêt à tous les sacrifices, et je donnerais volontiers ma vie pour une heure de cette joie sublime que j’ai rêvée tant de fois et que j’attends… Voilà pourquoi on m’a surnommé don Quichotte ; mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est un métier très-laborieux que celui de chevalier dans le temps où nous sommes ; il faut un certain courage pour oser dire à des incrédules… je crois ; à des égoïstes… j’aime ; à des calculateurs… je rêve. Il faut même plus que du courage, il faut de l’audace et de l’insolence. Oui, il faut commencer par se montrer méchant pour avoir le droit d’être généreux. Si je n’étais que loyal et charitable, je n’y pourrais pas tenir ; au lieu de m’appeler don Quichotte, on m’appellerait Grandisson et je serais un homme perdu ! Aussi je me hâte de faire briller mon armure ; je fais assaut d’insolence avec les insolents, je raille les railleurs, je défends mon enthousiasme à coups d’ironie comme l’aigle, je laisse pousser mes ongles pour dé-