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poussant un soupir à soulever un pan des Cordillières.

M. de Meilhan s’était détaché du groupe des promeneurs pour venir à moi ; nous marchions tous deux côte à côte. Vous avez déjà deviné, madame, quelles questions je brûlais d’adresser à Edgard ; comprenez aussi quel sentiment de crainte mêlée de pudeur me retint. Mon poète a le culte de la beauté ; mais ce culte est un vrai païen qui ne voit rien au delà de la forme et de la couleur. Il résulte de là, toutes les fois qu’il s’agit d’une femme belle, une certaine hardiesse de détail que n’atténue pas toujours la grâce de l’expression, et un si vif enthousiasme de la chair, une telle complaisance à caresser les lignes et les contours que les délicats s’en offensent. La femme alors pose devant lui comme une statue ou plutôt comme une Géorgienne dans un marché d’esclaves, et à voir de quelle façon il l’analyse et la détaille, on dirait qu’il veut la vendre ou l’acheter. Il n’est ici-question que de sa parole, vive, animée, un peu gauloise dans sa crudité pittoresque. Poète, il sculpte comme Phidias, et son vers a la blanche chasteté du marbre.

Je préférai donc m’adresser à madame de Meilhan. De retour au château, je l’interrogeai, et j’appris d’abord que ma belle inconnue se nommait madame Louise Guérin. À ce mot de madame, mon cœur se serra. Pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. J’appris ensuite qu’elle était veuve et pauvre, et qu’elle vivait du travail de ces jolis doigts que j’avais vus puiser à la source. Sur tout le reste, madame de Meilhan n’était guère plus avancée que moi, et ce qu’elle en savait se bornait à des présomptions indulgentes et à de bienveillants commentaires. Une femme si jeune, si belle, si pauvre, et travaillant pour vivre, ne pouvait être qu’une noble et sainte créature. Je me pris aussitôt pour elle d’un sentiment de pitié respectueuse qui se changea en un sentiment d’admiration exaltée, quand elle parut au salon dans toute la magnificence de sa beauté, de sa grâce et de sa jeunesse. En se rencontrant, nos re-