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toutes choses, un cœur tendre et sans expérience, à qui la vie n’a jamais touché. En théorie, c’est une haute et précoce raison mûrie par l’infortune ; dans la pratique, c’est une âme ignorante, non encore éprouvée. Jusqu’à présent, elle n’a vécu que par l’activité de la pensée ; tout le reste en elle dort, cherche ou attend. Qui est-elle ? Elle n’est pas veuve ; Albert Guérin n’est pas son nom ; elle n’a jamais été mariée. Où madame de Meilhan hésite et doute, moi j’affirme et je décide. D’où vient cependant que le mystère dont elle s’environne a pour moi tout le prestige et tout l’éclat d’une vertu notoire ? D’où vient que mon cœur s’en réjouit tout bas, quand ma prudence devrait s’en alarmer tout haut ? Autre mystère que je ne me charge pas d’expliquer. Tout ce que je sais, c’est qu’elle est pauvre, et que, si j’avais une couronne, je voudrais l’anoblir encore en la mettant sur ce noble front.

Ne me dites pas que c’est insensé, que l’amour ne naît pas ainsi d’un regard ni d’une parole, qu’il germe longtemps avant d’éclore. Les enthousiastes vivent vite. Ils vont au but par les mêmes sentiers que la raison ; seulement, la raison se traîne, tandis que l’enthousiasme vole. D’ailleurs, cet amour était depuis longtemps éclos ; il ne cherchait qu’un cœur où se poser. Et puis, est-ce l’amour ? Je me trompe peut-être. D’où naît pourtant le trouble qui m’agite ? D’où vient l’ivresse qui m’inonde ? D’où part le rayon qui m’éclaire ? Je l’ai revue, et le charme n’a fait qu’augmenter. Comme vous l’aimeriez ! Comme l’aurait aimée ma mère !

Au milieu de ces préoccupations, je n’oublie pas, madame, les instructions que vous m’avez données. Il suffit que vous vous intéressiez à la destinée de mademoiselle de Châteaudun pour que je m’y intéresse vivement moi-même. Le prince de Monbert est attendu ici ; je pourrai donc sous peu de jours vous adresser, pris sur le vif, les renseignements que vous désirez. Voici près de dix ans que j’ai perdu de vue le prince : esprit charmant et cœur