Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/230

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cent mille livres de rentes… Avec tout cela il serait absurde, impardonnable de n’être pas heureuse. Enfin, je l’aime, je l’aime avec passion, et cette passion si vive m’inspire une forte confiance ; il me semble impossible que tant d’amour soit né inutilement dans mon cœur… Et puis, cette confiance est à son tour détruite par celui-là même qui l’inspire, et je me dis avec désespoir : M. de Villiers est un homme loyal qui m’aurait dit franchement : Aimez-moi, soyons heureux… S’il n’a pas dit cela, c’est qu’il y a entre nous un obstacle insurmontable, un obstacle de délicatesse invincible ; c’est qu’il est engagé… c’est qu’il ne peut me donner sa vie… c’est qu’il faut renoncer à lui pour jamais.

M. de Meilhan vient tous les jours ici ; je lui fais répondre que je suis malade, et que je ne peux le recevoir ; et je suis réellement très-souffrante ; sans cela, je serais déjà retournée à Paris. Je ne reviendrai pas par le chemin de fer : je crains trop de rencontrer Roger. J’ai oublié de vous raconter son arrivée à Richeport ; c’est une plaisante histoire ; j’en ai bien ri dans le temps où je riais encore. Il y a quatre jours de cela, j’étais à Richeport, voulant toujours m’en aller et toujours retenue par madame de Meilhan ; il était à peu près midi, nous étions dans le salon avec madame de Meilhan, Edgard et M. de Villiers. Ah ! j’étais bien heureuse ce jour-là ! Comment pressentir ?… Oh ! j’en deviendrai folle !… Nous faisions de la musique ; je jouais un air de Bellini… Un domestique entra et dit ces simples mots : Est-ce par le convoi de midi que madame attendra M. le prince de Monbert ?… À ce nom je me lève, et je m’enfuis bien vite, en jetant par terre ma chaise et les livres qui étaient là. Je monte dans ma chambre, je prends mon chapeau, mon ombrelle, pour me cacher en cas de rencontre, et je cours à Pont-de-l’Arche. Bientôt après j’apprends que le prince est arrivé, qu’on a commandé le dîner pour cinq heures, parce qu’il doit partir par le convoi de sept heures. J’envoie