Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/241

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rencontre, que nul regard, avant le mien, ne s’était reposé sur elle, qu’elle était ma création enfin, que je l’avais pétrie de mon sang et animée du feu de mes rêves. Encore à présent que nous sommes à jamais séparés, je crois que, s’il est deux êtres que Dieu ait créés l’un pour l’autre, nous sommes, elle et moi, ces deux êtres, et que, si toute âme a sa sœur, son âme est la sœur de la mienne. M. de Meilhan l’aime : qui ne l’aimerait pas ? Mais ce qu’il aime en elle, c’est la beauté visible. Ce sont les attaches du col et des épaules, c’est la perfection des contours. Son amour ne tiendrait pas contre un coup de pinceau qui dérangerait un pli de cet ensemble. Telle qu’elle est, il la trahira pour la première toile ou pour le premier marbre qu’il rencontrera sur son chemin. Il a déjà peuplé de ses rivales les galeries du Louvre ; il en encombrera tous les musées du monde. Edgard n’a qu’un amour profond et vrai ; c’est l’amour de l’art, si profond qu’il exclut ou absorbe en lui tous les autres. Un beau site ne le ravit qu’à la condition de lui rappeler un paysage de Ruysdaël ou de Paul Huet, et je ne sais pas de si charmant modèle dont il ne préfère le portrait, s’il est signé Ingres ou Scheffer. Il aime cette femme en artiste ; il n’a fait d’elle que la joie de ses yeux ; elle eût été la joie de toute mon existence. Et puis Edgard n’a rien de ce qui constitue les éléments de la vie sociale. C’est une nature fantasque, hostile à toutes convenances, ennemie de tout sentier frayé. Chez lui, l’esprit est toujours armé et toujours prêt à tirer sur le cœur ; au milieu de ses inspirations les plus sincères, on entend toujours un peu l’accompagnement railleur de la romance de don Juan. Non, là n’est point le bonheur de cette Louise si longtemps cherchée, si longtemps attendue, trouvée, hélas ! et perdue sans retour. Louise s’abuse, si elle croit le contraire. Mais elle ne le croit pas. Ce qu’il y a d’affreux dans la nécessité qui nous sépare, c’est qu’elle brise en même temps deux destinées qui s’étaient unies en silence. Ce n’est pas seulement mon