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et nager sur cet océan de muffles velus et de cornes acérées ; je veux, dans la savane aux vagues d’herbes, courir à triple galop, poursuivi par les volutes de fumée de l’incendie. Si le souvenir de Louise tarde trop à s’effacer, j’arrêterai mon cheval et j’attendrai la flamme. — Je mènerai mon amour si loin, qu’il faudra bien qu’il me quitte.

Je le sens, ma vie est à jamais dévastée : — je ne puis rester dans un monde où Louise n’est pas à moi ! Peut-être ce jeune univers aura-t-il des consolations pour mon chagrin ! La solitude versera ses puissants baumes sur ma plaie ; une fois sorti de cette civilisation où j’étouffe, la nature me bercera sur son sein maternel ; les éléments reprendront leur empire sur moi ; les eaux, le ciel, les fleurs, les feuillages, me soutireront l’électricité fiévreuse qui surexcite mes nerfs ; je m’absorberai dans le grand tout, je ne vivrai plus ; je végéterai et je parviendrai à jouir du bonheur de la plante qui s’épanouit au soleil. Il faut, je le sens, que j’arrête mon cerveau, que je suspende le balancier de mon cœur, ou je deviendrai fou et enragé.

Je m’embarque au Havre. Dans un an d’ici, écrivez-moi au fort anglais des Montagnes-Rocheuses, et donnez-moi rendez-vous dans le coin du monde où vous irez oublier la douleur d’avoir perdu Irène de Châteaudun !

Edgard de Meilhan.


XXVII


À MADAME
MADAME GUÉRIN
À PONT-DE-L’ARCHE.


Richeport, 23 juillet 18…

Louise, je vous écris, et la résolution que j’ai prise j’aurais dû peut-être l’accomplir silencieusement ; mais le nageur perdu dans l’immensité des mers ne peut s’empêcher, bien qu’il le sache inutile, de pousser un cri suprême, avant de s’enfoncer et de disparaître pour toujours. Peut-être une voile glisse-t-elle à l’horizon désert et ce