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être, si extraordinaire qu’il lui semble, il est possible, il est durable, parce qu’elle l’a un peu mérité, et surtout parce qu’à force d’humiliations, de douleurs et d’épreuves, elle a su d’avance le racheter !

Oui, je l’avoue, ces événements heureux me paraissent si étranges, si impossibles, que je m’efforce de les expliquer, de les analyser avec calme, pour croire à leur réalité. Je me rappelle une à une toutes mes impressions depuis quatre ans, et je m’ingénie à trouver dans l’étrangeté, dans la fatalité, dans l’excessive injustice de mes malheurs passés, une explication naturelle au bonheur extraordinaire et incroyable des événements d’aujourd’hui. Les revers n’étaient-ils pas eux-mêmes bien romanesques, bien improbables ; les réparations, les consolations ne doivent-elles pas être à leur tour romanesques comme l’ont été les malheurs ? Est-ce tout simple qu’une jeune fille, élevée comme moi dans tout le luxe de la vie parisienne, appartenant à une illustre famille, soit réduite à la plus rude misère et forcée de se renier elle-même par convenance et par dignité ? Une grandeur innocemment déchue ne doit-elle pas tôt ou tard retrouver son niveau ?

Vous le voyez, par moi-même je serai remontée à mon rang ; M. de Meilhan voulait m’épouser sans fortune, sans nom… Hier, M. de Villiers ne savait pas encore qui j’étais : l’héritage de mon oncle n’a donc été pour moi qu’une force inutile. Je crois qu’une dignité native tôt ou tard retrouve sa place. Je crois à la logique des événements ; l’ordre a des lois impérieuses : on a beau jeter les statues par terre, il arrive toujours un moment où on les remet sur un piédestal. J’étais tombée de mon rang injustement, fatalement, je devais y remonter justement et nécessairement. Toute injustice criante a pour conséquence naturelle une réparation éclatante. J’avais éprouvé un malheur extraordinaire, prodigieux ; j’ai droit à un bonheur idéal. À vingt ans, j’ai perdu en une seule année mon noble et trop généreux père, ma pauvre mère,