Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/309

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tard, parce que cette immense joie : trouver l’idéal de ses rêves ! est d’avance empoisonnée par le remords et la honte. Leur bonheur criminel pourra vivre, parce qu’il est criminel ; il a les conditions de la vie, la fragilité et la misère ; il porte la tache originelle, donc il a droit d’humanité… Mais trouver l’amour idéal dans une union légitime ; mais le trouver à temps et pouvoir l’accueillir sans honte et l’éprouver sans remords ; mais être heureuse comme une amante et rester digne comme une épouse ; mais connaître la folle ardeur de la passion et garder la voluptueuse fraîcheur de la pureté ; mais être tour à tour, avec délice, esclave et reine, dans l’équitable loi du plus harmonieux amour ; appeler qui vous appelle, chercher qui vous cherche, aimer qui vous aime, admirer qui vous admire, en un mot, être l’idole de son idole !… C’est trop, c’est dépasser les joies humaines, c’est dérober le feu du ciel ; je vous le dis c’est avoir mérité la mort !

Je le sens à mon enthousiasme, j’habite déjà les limites du monde réel ; j’entrevois le ciel ; la terre disparaît à mes yeux. J’attends et je comprends la mort, parce que la vie m’a dit son dernier mot. L’exaltation que j’éprouve a quelque chose de l’avenir des bienheureux : c’est une agonie triomphante, c’est la joie finale et suprême qui m’annonce que mon âme va me quitter.

Ô mon Dieu ! ma tête se perd ; je vous écris mille extravagances ! Valentine, vous le voyez, toutes les émotions excessives se ressemblent ; le délire de la joie est le même que celui du désespoir. Arrivée au faîte du bonheur, savez-vous ce que l’on aperçoit à ses pieds ?… l’abîme ! de tous côtés l’abîme… On ne retrouve même plus derrière soi l’aride sentier par où l’on a gravi péniblement jusqu’au sommet ; parvenu là, on ne voit nul moyen de redescendre doucement la pente… de cette hauteur on ne redescend jamais, on tombe ! Il n’y a qu’un secret pour conserver le bonheur, c’est de le renier, c’est de le méconnaître ; il se plaît quelquefois à rester chez les ingrats.