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goûter, Tantales infernaux des voluptés du paradis ! Les malheureux sont ceux qui survivent, parce que leur rêve a été la réalité d’un autre, et que la vengeance la plus légitime leur laisse une satisfaction empoisonnée comme un remords !

Continuez à me suivre, cher Edgard, dans mon triste pèlerinage à la maison maudite, et marchez avec moi jusqu’au bout.

En sortant des massifs d’arbres, et en mettant le pied sur le terrain nu et découvert qui s’étend devant la maison, comme une immense terrasse d’herbes et de fleurs, j’ai vu beaucoup de choses étranges, et je les ai vues avec cette rapidité de coup d’œil que donne la fièvre des grandes émotions : deux chevaux ruisselants de sueur, brides flottantes et sellés, ravageaient les plates-bandes. J’ai reconnu celui que montait le mort ; il avait été ramené sans doute par un domestique resté en arrière, et qui montait l’autre. Pas une figure ne se montrait au soleil, ni devant la ferme, ni sur le perron, ni dans le verger, ni aux fenêtres. Je remarquai dans le parterre deux râteaux couchés sur de belles tiges d’azaléas ; ils n’avaient donc pas été déposés avec précaution ; ils avaient été abandonnés subitement et au hasard de leur chute, à quelque lamentable appel de la maison. Une seule fenêtre était ouverte ; la riche étoffe du rideau que cette fenêtre laissait entrevoir annonçait la chambre d’une femme ; et le désordre des persiennes écartées sans symétrie faisait deviner que de longs regards d’attente fiévreuse étaient partis de là, aux heures tristes du matin. Un silence désolé régnait autour de la maison ; et ce silence était affreux, à ce moment du jour, où le travail joyeux s’agite et chante, à l’unisson des fontaines et des oiseaux.

Je montai l’escalier du perron en regardant, comme contenance, les jolies fleurs qui le bordaient, — les fleurs se mêlent à toutes les catastrophes de la vie ; — sur le seuil de la maison, je m’oubliai pour songer à vous, pour