Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/80

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obligé de vous écrire de longues lettres, non pas pour vous, mais pour moi. En vous écrivant, je donne le change aux inclinations uniformes de mon esprit ; je dépayse mes idées ; la plume est la seule arme qui puisse tuer le temps quand le temps veut nous tuer. La plume est l’auxiliaire infidèle de la pensée ; elle entre quelquefois, à notre insu, dans un sillon où il nous est permis de perdre de vue un instant le triste horizon de nos douleurs. Si vous trouvez dans mes lettres quelques traces de sourire et de funèbre gaieté, ce sont des fantaisies de ma plume ; elles ne m’appartiennent que par les trois doigts qui la font mouvoir.

J’ai quelquefois l’idée d’abandonner Paris et de m’ensevelir dans quelque recoin de campagne, où la méditation isolée doit donner au cœur le baume de l’oubli. Mais je veux, par pitié pour moi-même, m’épargner la raillerie de cette déception. Rien n’est cruel comme l’essai d’un remède qui ne guérit pas ; car cela vous ôte toute confiance aux autres remèdes, et le désespoir arrive après. Paris est, au contraire, la ville par excellence pour les maladies sans nom ; c’est la Thébaïde moderne, déserte à force d’être peuplée, silencieuse à force d’être bruyante ; chacun peut y planter sa tente, et y soigner ses plus chères douleurs, sans être inquiété par le passant. La solitude est la plus mauvaise des compagnes, lorsqu’on cherche le soulagement et l’oubli. Il m’est inutile, d’ailleurs, de me donner à moi-même ces raisons, absurdes peut-être, pour m’engager à rester au milieu de cette grande ville. Je ne puis pas, je ne dois pas quitter Paris. C’est le point central de mes opérations. C’est ici que je puis agir avec le plus d’efficacité dans les combinaisons de mes recherches. Je n’en sortirai pas. Quitter Paris, c’est briser tous les fils de mon labyrinthe. Mes devoirs d’homme du monde m’imposeront encore quelque temps des supplices bien cruels ; mais si la fatalité veut prolonger contre moi son œuvre,