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tout un philosophe est un homme. Parfois, à d’imperceptibles 

signes, je le sentais se loger et se complaire une minute, comme les archéologues s’étendent dans un tombeau grec pour voir la longueur des morts grecs, dans une pensée creusée par d’autres. Parfois, le soleil l’atteignait à la seconde exacte où deux pensées en lui se choquaient, il s’étonnait d’être pour la première fois, par ce choc, inondé de chaleur. Il se croyait seul, mais je surveillais, je concevais chaque mouvement et chaque glissade de sa pensée, je n’en éprouvais que le vertige physique, mais comme le roitelet caché sur la tête du plus grand des oiseaux, sans voler, sans penser, j’arrivais dans son monde même une ligne au-dessus de lui.

Étendu le premier, j’avais chaque jour à défendre contre Bordéras, sans qu’il le sût jamais, sa chaise longue et sa couverture. Une seule fois, Bordéras s’attardant, il fut obligé de tourner autour du navire, et commença l’après-midi par le paraphe qui la finissait d’ordinaire. Mon silence au début lui plaisait, puis l’inquiéta, et pour s’en libérer, il voulait m’adresser la parole. Tout un lundi, tout un mardi, je le vis chercher un prétexte… En vain… Avant de s’asseoir, il me regardait, il me visait ; mais le cœur d’un homme, de haut,