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minute, sur un tympan. Alors, elle entend un bruit épouvantable, elle tressaille :

— Ce que je comprends ?

— Ce que vous éprouvez ?

— J’éprouve d’abord que je suis lasse, mais inquiète. J’éprouve que la nuit je rêve sans cesse de gens bizarres, qui n’ont qu’un œil, qui brandissent des massues. Je me suis renseignée. On m’a dit que je rêvais de Cyclopes. Depuis l’aventure aussi j’ai perdu cette qualité qui encourageait à me photographier dans les ténèbres. Je sens toute phosphorescence en moi disparaître. On a tiré hier de mon corps un portrait à minuit, on ne voit plus rien.

— Mais la guerre ?

Muriel s’arrondit sur son divan, avançant le front, comme si elle voulait aussi tenir dans une tête, mais non sans regarder par les deux orbites vides, — dans une tête moins grande que celle de la Liberté, celle de l’Intelligence sans doute ; et l’on voit ses belles jambes, et une fois même ses genoux, — qui ont en anglais un nom différent pour les femmes et pour les hommes, ce qui les rend si bizarres, si précieux.

— La guerre ? je la vois, par accès. Ou plutôt j’ai des visions, que je crois la guerre, mais je ne dispose pas toujours près de moi d’un soldat pour me dire ce qui en elles est de la guerre et ce qui n’en est pas. Promettez-moi de parler franchement. Donnez-moi votre main…

Elle baisse, lourdes et plus chères dans ce pays, car