Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/131

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de la littérature ou des couleurs, lui préfèrent des agents plus rapides, comme la cocaïne, le trafic des bêtes fauves et les complots. À chaque devanture de librairie, on compte vingt biographies pour dix ouvrages et le public l’exige ; toute l’Allemagne, chaque matin, se rue vers les noms propres nouveaux qu’a secoués la nuit, remplace avec délices les grands noms propres d’autrefois, Russie, France, Amérique par des mots individuels tels que Ioffé, Tannery ou Grane, personnages dont elle exige aussitôt de savoir la naissance, les voyages, et qui les aima. Il était déjà courant dans les écoles de demander aux élèves comment ils imaginaient la vie de Siegfried von Kleist avant sa blessure, et s’il ne l’avait défendu, un volume se serait publié de ses biographies, où il était deux fois fils de Liebknecht, deux fois Kleist lui-même, et un nombre infini de fois descendant de Gœthe ou de Werther…

Je ne fus donc qu’à moitié surpris le jour où Eva vint me surprendre dans ma chambre, et me demanda qui j’étais…

Je commençais à me demander, moi aussi, qui était Eva. Tout ce que je savais d’elle jusqu’à ce jour, c’est qu’elle était belle, et, sous pas mal de rapports, assez différente des êtres féminins ses sœurs, occupés en général, par ce siècle impossible, à se défendre des intempéries des saisons, de leur propre lubricité, et de la cherté des taxis. Je savais aussi que la vue d’Eva à l’œil nu ressemblait pas mal à la vie des chrysanthèmes au cinématographe, et plus particulièrement de la variété Bourla. Ses cheveux s’ébouriffaient et se calmaient sans autre raison, semblait-il, comme au cinéma, que la contrainte de la durée. Ses mains jouaient