Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/34

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France. Cette révélation du règne en France de la petite propriété, qui laisse les banquiers américains sans voix aux fenêtres de l’express de Cherbourg, je la ressens devant les âmes des Français. Chacun a la sienne, et conduit des disputes de murs mitoyens avec les âmes voisines. Chacun a sa loyauté, son mensonge, sa mort à soi. Toutes les machines modernes à ensemencer ou à moissonner les peuples sont chez vous inutilisables. Jamais nation n’a eu moins de risque de disparaître que la tienne, avec ses quarante millions de lots étanches, et il faut bien avouer qu’aucune jamais ne l’égalera en sagesse et en équilibre, puisque chacun de vous, atrocement isolé des autres, arrive d’instinct aux mêmes conclusions, qui sont l’amour de la paix, du bien-être, et d’une éternité mitigée. De là vient que toutes les familles étrangères adorent avoir, comme un pot de fleurs à leur fenêtre, un ami français, plus sûr qu’un géranium. Mais, débarqué d’un pays où l’âme ne fut jamais morcelée, ni le mensonge, ni le vice, ni la mort, je vous découvre, chacun avec votre canon pare-à-grêle pour détourner jusqu’à l’ombre d’un nuage nouveau, privés de tous les sens. Un visage français est un masque contre tous ces fluides qui inondent l’univers, et plus ils sont nocifs, comme aujourd’hui, et abîment des peuples entiers, plus votre sourire et votre teint intérieurs fleurissent. Mais le système a ses inconvénients. Dès que les lois morales du monde ne se développent plus parallèlement au germe qu’on enferme en chacun de vous à sa naissance, vous n’en êtes plus avertis, et, comme un pêcheur après un long sommeil qui retrouve les raies longues de vingt mètres et les re-