Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/143

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suite, sans intermédiaire, des hommes… Mais un beau soleil, ce jour-là, projecteur d’Europe, projetait sur ces bêtes de petits défauts, de petites qualités qui ne me rendaient qu’à une douce et enfantine humanité. Tous les animaux des fables étaient là, qui m’avaient, à dix ans, quand je croyais les humains sans défaut, amenée à croire au mal, à la légèreté, à l’égoïsme ; les mêmes lapins, rats et belettes. J’étais à nouveau dans un pays où mon esprit et mon cœur d’autrefois se monnayaient et avaient cours. Que sert-il d’être bonne, avec des poissons torpille et des truites arc-en-ciel ? D’être obstinée avec des ptemérops et des gourahs ? D’être voluptueuse avec des paradisiers et des poules ? Je sentais qu’ici, en ce moment, chacun de mes gestes, observé par mille yeux, servait à faire battre un cœur et à me rendre déesse dans un cerveau d’antilope ou de musaraigne, et je ne refusais plus sur ce poil la royauté que j’avais dédaignée sur les moussons et les coraux. Puis une chevrette passa, une patte boiteuse, mal soudée à la cassure mais garnie d’un tampon goudronné ; et, comme si je reconnaissais à une greffe sur un arbre le passage d’un homme, je me sentis, — le chat sauvage aussi y contribua un peu, surgissant tout à coup, ouvrant sa gueule rose, crachant vers moi, — inondée de tendresse…